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Ours et cerf affrontés sur la façade de Notre-Dame de Vailly-sur-Aisne

localisation des deux sculptures sur la façade

localisation des deux sculptures sur la façade

Perchées au-dessus des contreforts latéraux du portail principal de l’église paroissiale deux sculptures très usées par le temps exposent deux animaux dont l’un se rencontre dans nos mémoires (excepté là où il a été réintroduit) et l’autre dans nos grandes forêts. Il s’agit de deux espèces qui partagent avec l’homme une longue destinée et qui ont marqué les esprits par des récits colportés au fil des siècles, des légendes et toute une imagerie.

ours tenant dans sa gueule un animal (mouton ?)

ours tenant dans sa gueule un animal (mouton ?)

dessin d'interprétation des deux sculptures

dessin d’interprétation des deux sculptures

Sur le contrefort central de gauche, « à tout seigneur tout honneur » : l’ours.

Il tient dans sa gueule un agneau. Il fut durant des siècles le roi des animaux, devant le lion. Mais au moment où est construite la façade de l’église, vers la dernière décennie du XIIe siècle, tel n’est plus le cas. Sa chasse fut vivement appréciée dans l’Antiquité, tout comme celle du sanglier, ce sont des animaux assimilés au guerrier, porteurs de courage et d’audace virils. Puis à partir du VIIIe siècle et jusqu’au XIIe siècle, l’Église va provoquer la chute de l’ours pour le remplacer par le lion, porteur d’une culture méditerranéenne et biblique encore présente au sud de l’Europe. D’animal prestigieux l’ours va devenir animal ridicule de foire, à moins qu’un personnage doté de sainteté ne vienne à l’apprivoiser, soulignant ainsi la puissance divine sur la nature et le passage de la bestialité à l’humanité. Ainsi les saints Colomban, Corbinien, Gall, Rustique et Vaast relient l’ours à un épisode de leur vie.

ours dressé par saint Corbinien, broderie contemporaine par Sœur Marie-Dominique, bénédictine de l'abbaye de Limon, cathédrale de la Résurrection d’Evry

ours dressé par saint Corbinien, broderie contemporaine par Sœur Marie-Dominique (bénédictine de l’abbaye de Limon), dans la cathédrale de la Résurrection d’Evry

Des théologiens à la suite de saint Augustin, « Ursus est diabolus » font de l’ours un représentant du Diable, décrié qu’il est dans plusieurs versets bibliques. À la fin du Moyen-Age, l’ours devient même l’illustration de quatre péchés capitaux sur sept : colère, luxure, paresse, goinfrerie ; seule sa femelle est parfois revêtue de qualités, comme l’est aussi celle du léopard, les seuls rivaux du lion dans les bestiaires. L’ourse est bonne mère quand l’ours est voleur et violeur.
Largement entamée dans les premiers siècles du Moyen-Age la déchéance de l’ours va être proclamée dans les deux derniers par la propagation rapide et étendue de ses méfaits, transmise en particulier par le célèbre « Roman de Renart ». Même si parfois Brun le baron négocie en diplomate, représente Noble son roi ou devient chef d’armée, il est avant tout porteur de naïveté, maladresse et stupidité dont se gausse Renart le goupil.

cerf broutant, sculpture

cerf broutant parmi les rameaux

En vis-à-vis, au-dessus du contrefort central de droite, un cerf qui broute dans les rinceaux, bois étendus le long du col.

La chasse du cerf fut vilipendée durant l’Antiquité. Ce gibier n’est pas courageux, sa viande est molle et peu hygiénique : « Tu laisseras le cerf au vilain », conclut le poète Martial au premier siècle. Cette mauvaise réputation va durer longtemps et ce n’est guère qu’au XIIIe et surtout XIVe siècle que le cerf va devenir l’espèce la plus noble à chasser. Le plus célèbre traité de vénerie français rédigé dans les années 1387-1389, le « Livre de chasse » de Gaston Phébus, comte de Foix, met spécialement en avant la chasse à courre de ce gibier et bien d’autres témoignages écrits vont dans le même sens, le cerf est devenu gibier royal par excellence. L’Église, généralement opposée à la chasse va privilégier, comme pis-aller, la chasse du cerf plutôt que celle du sanglier ou de l’ours. Elle s’appuie en outre sur les Pères de l’Église et la tradition latine pour mettre en avant l’aspect solaire du cerf, médiateur entre le ciel et la terre. L’hagiographie met en scène des saints et un cerf porteur d’une croix lumineuse entre ses bois, ainsi Hubert ou Eustache, chasseurs repentis. Et surtout, le cerf renvoie à un verset biblique très commenté : « Comme le cerf après l’eau vive, mon âme a soif de toi mon Dieu… » (Ps., 41, 2). Des théologiens médiévaux vont prêter au cerf des vertus christiques, ils en font un symbole de la résurrection, un ennemi du serpent, image du démon ; il figure sur certaines cuves baptismales. À la fin du XIVe siècle des souverains français et anglais vont même faire du cerf un support de leurs armoiries, ainsi Charles VI après son sacre et une chasse en forêt de Senlis.

le cerf de saint Hubert, église N.-D. d'Ambleny, fresque composite. Début XVIe siècle probable.

le cerf de saint Hubert, église N.-D. d’Ambleny, fresque composite. Début XVIe siècle probable.

Nos deux animaux (l’ours a été mal identifié jusque-là à Vailly, en lion, chien ou loup) se font face, à un moment où l’un détrône l’autre ; ces sculptures sont révélatrices des mentalités du temps et leur figuration est utilisée à titre de catéchèse. On décèle ici l’énorme influence du théologien et enseignant Hugues de Saint-Victor dont les théories sur l’usage de l’image étaient connues et appréciées de tout clerc cultivé de l’époque : le décor de notre église a un sens qui fut voulu et mis en scène par l’un d’entre eux lors de la transition entre art roman et art gothique.

Aller plus loin : Michel Pastoureau, L’ours, Histoire d’un roi déchu. Seuil, 2007.